9/3/15

Question d’École 21 janvier 2015 sur L’expérience du contrôle-Laure Naveau



L’analyste comme sinthome
Dans la perspective du prochain Congrès de l’AMP sur le thème, proposé par Jacques-Alain Miller, de L’inconscient et du corps parlant, comment saisir, comment attraper l’expérience du contrôle, du point de vue de ce corps parlant ?
Il arrive en effet que des affects – l’embarras, l’inquiétude, le souci – encombrent l’analyste dans son acte, sans qu’il s’en aperçoive. Et il n’est pas rare que ce soit lors du contrôle, dans le moment même du récit du cas qu’il fait à son contrôleur, que cela lui soit révélé, lorsque le corps parlant de l’analyste, en tant que parlêtre, se manifeste comme affecté par la langue.
C’est alors ce corps affecté que l’analyste découvre qu’il apporte au contrôle, et c’est cette découverte qui va lui servir de boussole pour rectifier son acte.
Lors de la première soirée de la Commission de la Garantie à l’ECF le 2 décembre 2014, Esthela Solano a souligné que c’est bien souvent l’empathie, la compréhension, la solidarité discrète avec son patient, qui peuvent, malgré lui, entraîner l’analyste dans ce qu’elle appelait finement « les embrouilles de la mentalité ».
De son côté, Marie-Hélène Brousse a évoqué la position d’aveuglement dans laquelle peut se trouver, à son insu, l’analyste face à certains patients, et comment le contrôle peut le dégager de cette position, dans une sorte de réveil.

Il se trouve que ces affects, ces embarras, ces vibrations du corps de l’analyste, peuvent survenir, par exemple, lorsque l’analyste parle à son contrôleur d’une adolescente qui peine à trouver sa place au sein d’une constellation familiale trop symptomatique, et qu’elle risque de s’en éjecter trop violement ; ou bien lorsque ce même analyste lui parle, en contrôle donc,  d’une patiente dont l’enfant s’est lui-même mis en danger vital, et qu’elle a ainsi failli le perdre.
Dans ces deux cas, il est apparu qu’à un moment tout à fait imprévu du contrôle, la voix de l’analyste en contrôle a vibré d’une façon telle que l’émotion s’y est entendue.
L’analyste contrôleur a alors pratiqué, sans rien dire, des séances de plus en plus courtes. Et il s’est avéré que ces coupures répétées dans le récit du cas, ont permis une rectification de la position de l’analyste qui a dès lors cessé, par exemple, de s’intéresser à l’enfant symptôme d’un autre corps, et a pu ainsi s’interposer dans cette jouissance en trop de sa patiente avec son enfant. Par exemple, en trouvant les mots qu’il fallait, pour qu’elle consente à le conduire chez un autre psychanalyste avec lequel, à l’occasion elle pourrait s’entretenir de son enfant.
À partir de cette expérience, c’est  précisément à ce prix-là, celui de la coupure du contrôle, qu’un bon usage du sinthome est devenu possible, au sens où l’analyste, ainsi que J.-A. Miller l’indiquait dans son Cours « Choses de finesses… » du 17 décembre 2008, peut ainsi devenir lui-même un sinthome pour son analysant. Pour cela, disait-il, il lui faut « savoir jouer à l’événement de corps ou au semblant de traumatisme », tout en s’y soustrayant, afin que, par ce sacrifice de jouissance, il devienne lui-même, pour son patient, un bout de réel. Jouer tout en refusant la jouissance du jeu, en quelque sorte.
C’est un sacrifice, un sacrifice de jouissance,  car, lorsque nous sommes touchés, émus, par le dire de l’autre, le phallus est dans le coup, notait encore J.-A. Miller.
Et c’est cet en-trop de signification phallique que l’expérience du contrôle peut alors être amenée à réduire.
De la même façon, soulignait-il, pour que sa parole acquière de la puissance, pour qu’elle puisse être « créationniste », il faut que l’analyste en contrôle apprenne à se taire. Il faut que sa parole soit rare afin qu’elle puisse porter, afin qu’elle puisse retenir l’attention du patient, même si, comme Lacan l’a indiqué dans son texte sur l’esp d’un laps (« Introduction à l’édition allemande des Écrits », page 571 des Autres écrits), quand on y porte attention, à sa parole, on n’est plus dans l’inconscient.
Or, pour parvenir à cette rareté de la parole, il faut, me semble-t-il, dans sa propre analyse, s’être soi-même distancié du sens, du trop de sens qui affecte le parlêtre et supporter le réel qui, dès lors, surgit de cette distance, de ce hiatus entre l’inconscient et le sens, sans plus s’en défendre par aucun affect du corps parlant.
Ainsi, l’analysante dont l’enfant était en danger, s’est-elle mise à parler de son corps à elle, de son corps de femme que, par ailleurs, elle rejetait, un corps marqué lui-même par la jouissance perverse d’un autre qui avait fait événement de corps dans son enfance. Le rejet de cette jouissance traumatique s’était dès lors déplacé vers le rejet de son enfant, répétant ainsi la malédiction familiale sur plusieurs générations.


Le point vif serait alors, me semble-t-il, que l’analyste parvienne, par l’intermédiaire du contrôle, à obtenir de lui-même qu’il se désiste de toute intention, qu’il se fasse, comme le formulait J.-A. Miller dans son Cours du 11 mai 2011, « plus humble ».
Pour aller au-delà du désir de l’analyste qui, dès lors, serait encore un en-trop, il s’agirait alors de savoir se faire soi-même sinthome de son patient. Dans une sorte d’ascèse, de « tao de l’analyste », ainsi qu’Éric Laurent l’avait indiqué dans son commentaire mémorable de Lituraterre, au Cours de J.-A. Miller sur « L’expérience du réel dans la cure analytique », il s’agirait, en fait, savoir se tenir à sa place, là où il y a eu rupture, là où il y a eu cassure. Savoir, donc, se tenir là, à la place du sinthome, de l’irréductible du sinthome, du trait du Un qui se réitère, mais pour un autre que soi !
C’est à la lumière de cette nouvelle perspective que l’on pourrait aussi relire la proposition de Jacques Lacan au sujet de l’acte analytique (je cite) :
« C’est à la limite de l’incurable du sujet que l’analyste s’offre à reproduire ce dont il a été délivré », dans cette destitution subjective où il tempère, où il se soustrait de toute passion, de tout affect, au-delà, donc, de la crainte et de la pitié, jusqu’à lui-même « produire cet incurable ».
Lacan appelait cela « avoir fait de la castration sujet », là où l’analyste saurait se faire la clé de la jouissance perverse de son patient, mais pour qu’elle soit inefficace et pour, cette clé, « savoir la retirer ».
L’expérience du contrôle serait ainsi l’occasion de rappeler à l’analyste qu’il a à se garder de quelque chose, se garder de comprendre quelque chose, de répondre à quelque chose, de vibrer trop aux mots qu’il entend.
Car, disait encore Lacan, le drame de l’analyste serait d’en être affecté masochistement, au risque, donc, d’être maltraité par ses patients.

Alors, et pour conclure sur ce qui nous occupe aujourd’hui de l’expérience du contrôle, il me semble que, dans cette expérience réitérée de la coupure au cours de la séance de contrôle, il se peut, à l’occasion, se toucher ceci que, oui, l’analyse est une pratique sans valeur telle que Lacan y aspirait, mais c’est pour la simple raison que c’est, en fin de compte, la langue qui affecte le corps du parlêtre. Et cela peut devenir, à l’occasion du contrôle, la seule clé qui vaille, son réel même, inévaluable donc.