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Massimo Parizzi, |
Repères
A.
Détachement de l’effet
Le titre du prochain
Congrès de l’AMP à Bruxelles
détache comme tel l’effet-de-formation. Quelle valeur a ce détachement de l’effet ? *
1. On admet que quelque chose comme un effet-de- formation
a lieu, et on l’admet comme une donnée de fait ;
on suppose un sujet opérant comme analyste parce que rendu apte à le faire ; autrement
dit, on suppose qu’il est possible de mettre un sujet en condition d’opérer
comme analyste.
2.
De cet effet admis comme une donnée de fait, on veut cerner
la cause, voire
les causes. C’est pourquoi le sous-titre, dont se complète le titre choisi, indique : « ses causes
». Détacher de l’effet a pour
conséquence de le séparer d’avec
ce qui le détermine. Quand on met en exergue un effet, c’est que l’on admet qu’il y a une béance
entre lui et sa cause,
que l’effet conserve
quelque chose d’une surprise, qu’il n’est pas du même ordre que sa cause, qu’il ne s’ensuit pas de celle-ci
linéairement, et sans solution
de continuité. Nous admettons
l’effet comme empiriquement constatable, nous en cherchons les causes comme hypothétiques, sans préjuger quelles
elles sont.
Détacher l’effet-de-formation est admettre implicitement qu’il n’y a pas d’automatisme de la formation
analytique ; nous ne trouverons pas un mécanisme ; nous ne le cherchons
pas ; nous faisons sa place à la contingence. C’est pourquoi le sous-
titre indique non seulement
« ses causes », mais aussi « ses lieux », laissant
ouverte la question
de savoir où, en quels lieux, s’effectue la formation.
La contingence comme la multiplicité des causes et des lieux de formation, la complexité de leur articulation laissent
présager que l’on trouvera à l’effet un caractère paradoxal
; c’est pourquoi
nous mentionnons également dans le sous-titre : « ses paradoxes ».
B. Équivoque de la cause
Si nous détachons « l’effet-de-formation », c’est que la causalité en jeu dans la formation analytique
nous apparaît d’emblée n’être
pas
univoque. Nous
n’envisageons pas de détailler une méthode
de formation. Comment se forment
les analystes ? La réponse sera donnée au niveau de la description. La prescription en cette matière pourrait
bien n’être qu’une utopie.
S’il faut cependant en arriver à la prescription, que ce soit
dans
l’esprit
de
Renan (« Vie de Jésus ») : « Pour obtenir moins de l’humanité, il faut lui demander
plus. »
C.
Panoramique
Donnons l’arrière-plan de la question, étendons-le.
1.
La formation ne concerne pas que le psychanalyste. On forme à de nombreuses pratiques spécialisées, celle du professeur comme celle du pompier ou du psychiatre. On forme à un très grand nombre de pratiques. Ces formations ont évolué au cours du temps, elles ont leur histoire, certaines
sont susceptibles mieux que d’autres d’éclairer ce qui
fait le propos
de la formation du psychanalyste.
2. En arrière-plan, on trouve également la question de l’éducation comme telle, depuis les soins jusqu’aux formes les plus élevées de la culture. Paidea et Bildung sont à convoquer.
3. La formation
est fonction de la civilisation ; c’est dire si l’enquête historique est vaste.
D. De la formation à la « transformation »
La question de la formation est toujours plus subtile quand sa fin n’est
pas seulement d’obtenir l’acquisition de savoirs, mais aussi
l’apparition de certaines conditions subjectives, une transformation de l’être du sujet. Cela se présente aussi bien quand il s’agit du psychanalyste que de l’opérateur religieux, le prêtre,
ou encore du magicien,
du sorcier.
Il convient aussi d’inclure la formation
à la sagesse, aussi bien
dans ses formes antiques, gréco-romaines, que dans ses modalités orientales. Il y a par exemple une formation Zen, ascèse dirigée
par un maître, et où il s’agit
essentiellement d’obtenir
une transformation subjective, sans transmission d’aucun savoir spécialisé (sous le signe de S1, le bâton, non de S2).
E. Le point de fuite
On distinguera toujours, dans la formation, contenus épistémiques et mutation
« psychique ». Lorsqu’une
formation
exige la mutation psychique, elle comporte
un point de fuite.
Il y a les
formations à point de fuite, il y a les formations sans. La transmission épistémique est vérifiable par des examens,
des épreuves standardisées, tandis
que la vérification des formations à point de fuite est plus problématique.
Même les formations ordinaires, voire les plus ordinaires, comportent toujours l’idée que la formation transmet
une manière, un esprit, s’accomplit dans le surgissement d’une nouvelle nature de l’individu : être un « vrai » (x).
L’obtention
d’une mutation psychique par formation suppose toujours
la mise à distance
des contenus épistémiques. C’est un grand topos de la tradition humaniste.
F. Relisons Sénèque
Prenons la lettre 88 de Sénèque
à Lucilius. « Tu désires, écrit-il à Lucilius, savoir ce
que je pense des arts libéraux : ces arts doivent être nos études élémentaires et non nos vrais travaux.
Tu sais bien pourquoi on les appelle
études libérales : parce qu’elles ne sont pas indignes d’un homme
libre, mais alors à ce compte, la seule qui est vraiment libérale est celle qui le fait libre.
C’est la sagesse,
étude courageuse, généreuse, le reste n’est que petitesse
et puérilité. »
Une note de mon édition
précise que les arts libéraux ont pour Sénèque
une définition plus étroite
que celle commune
de son temps : ce sont pour lui les arts du raisonnement. Elle précise encore
: « Le grammairien maître d’école
est souvent un affranchi, voire un esclave, qui donne
un
enseignement libéral. » Elle signale fort heureusement : « Ces maîtres
de petite origine
passaient pour séduire souvent les garçonnets à eux confiés.
Trouver un maître non pédéraste
était un problème pour les familles.
Dans leurs épitaphes, certains maîtres
se prévalent d’avoir
été chastes. Ils tenaient donc une école pour familles de distinction. »
Sénèque énumère dans cette longue lettre les arts et les sciences, pour les disqualifier au regard de la sagesse : « Tous ces savoirs que tu peux apprendre, Lucilius,
ne comptent pas au regard de ce qui vaut seul vraiment, l’acquisition de la sagesse,
et savoir distinguer le bien et le mal, et se tenir comme il faut dans la vie. »
Sénèque
dit alors une très belle phrase, qui inspire
la problématique humaniste, et dont on retrouve le paradoxe dans
les énoncés de Lacan sur la formation analytique : « Tous ces savoirs,
il faut non les apprendre,
mais les avoir appris. » C’est une condition préalable. C’est toujours au passé, comme on dit toujours des classiques, qu’on les relit, jamais qu’on les lit. C’est une activité sans première
fois ; la formation qui vaut commence toujours
après. L’apprentissage n’est pas la formation ; il la précède ; la formation
vraie consiste toujours
à savoir « ignorer ce qu’(on) sait » 1.
La formation a toujours pour but une perfection ; la formation
stoïcienne a pour but la perfection de l’âme : « L’unique
chose qui puisse conduire l’âme à la perfection, c’est l’immuable science du bien et du mal. Or, nul autre art n’a la recherche des biens et des maux pour objet, sinon la philosophie entendue comme sagesse.
»
Le rejet
de tous les savoirs au regard de la sagesse n’est pas un scepticisme ; Sénèque ne rejette pas moins le savoir de ceux qui enseignent
que le savoir n’est rien : « Relègue ce fatras dans le tas des choses inutiles qu’enseignent les arts libéraux. » Sénèque n’enseigne
pas qu’il n’y a rien à savoir, mais que le savoir n’est rien en comparaison de la sagesse.
G. La zone extime
Nous ne sommes pas ici dans des extravagances. Ce n’est pas ici une ces sagesses orientales dont on a bien
du mal
à ressaisir l’exact fonctionnement.
C’est le mainstream de l’humanisme occidental, saisi dans la Rome impériale
à un point où la doctrine de la formation
est déjà formalisée.
La même logique se retrouve dans la doctrine
la mieux assentie de Lacan, qui met au centre
de la formation de l’analyste sa propre analyse.
C’est une zone où défaillent les savoirs qu’on enseigne par la voie extérieure.
Pour situer les choses, traçons un cercle. Plaçons au centre un cercle
plus petit représentant la zone extime, qui est celle
de l’analyse, avec son terme, dit passe.
Sur son pourtour, inscrivons
les savoirs qui sont susceptibles d’être acquis par les moyens ordinaires.
Parmi les
savoirs périphériques à la zone extime, il y a aussi
bien « les sciences affines
» que le savoir
1
LACAN J., « Variantes
de la cure-type
», Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 349.