5/3/15

Pour introduire l’effet-de-formation-Jacques-Alain Miller




Massimo Parizzi,
Repères
A.    Détachement de l’effet


Le titre du prochain Congrès de l’AMP à Bruxelles détache comme tel l’effet-de-formation. Quelle valeur a ce détachement de l’effet ? *
1.   On admet que quelque chose comme un effet-de- formation a lieu, et on l’admet comme une donnée de fait ; on suppose un sujet opérant comme analyste parce que rendu apte à le faire ; autrement dit, on suppose qu’il est possible de mettre un sujet en condition d’opérer comme analyste.

2.   De cet effet admis comme une donnée de fait, on veut cerner la cause, voire les causes. C’est pourquoi le sous-titre, dont se complète le titre choisi, indique : « ses causes ». Détacher de l’effet a pour conséquence de le séparer d’avec ce qui le détermine. Quand on met en exergue un effet, c’est que l’on admet qu’il y a une béance entre lui et sa cause, que l’effet conserve quelque chose d’une surprise, qu’il n’est pas du même ordre que sa cause, qu’il ne s’ensuit pas de celle-ci linéairement, et sans solution de continuité. Nous admettons l’effet comme empiriquement constatable, nous en cherchons les causes comme hypothétiques, sans préjuger quelles elles sont.
Détacher l’effet-de-formation est admettre implicitement qu’il n’y a pas d’automatisme de la formation analytique ; nous ne trouverons pas un mécanisme ; nous ne le cherchons pas ; nous faisons sa place à la contingence. C’est pourquoi le sous- titre indique non seulement « ses causes », mais aussi « ses lieux », laissant ouverte la question de savoir où, en quels lieux, s’effectue la formation.

La contingence comme la multiplicité des causes et des lieux de formation, la complexité de leur articulation laissent présager que l’on trouvera à l’effet un caractère paradoxal ; c’est pourquoi nous mentionnons également dans le sous-titre : « ses paradoxes ».


B.  Équivoque de la cause


Si nous détachons « l’effet-de-formation », c’est que la causalité en jeu dans la formation analytique nous apparaît   d’emblée   n’être   pas   univoque.   Nous


n’envisageons pas de détailler une méthode de formation. Comment se forment les analystes ? La réponse sera donnée au niveau de la description. La prescription en cette matière pourrait bien n’être qu’une utopie. S’il faut cependant en arriver à la prescription, que ce  soit  dans  l’esprit  de  Renan (« Vie de Jésus ») : « Pour obtenir moins de l’humanité, il faut lui demander plus. »

C.  Panoramique


Donnons l’arrière-plan de la question, étendons-le.
1.         La formation ne concerne pas que le psychanalyste. On forme à de nombreuses pratiques spécialisées, celle du professeur comme celle du pompier ou du psychiatre. On forme à un très grand nombre de pratiques. Ces formations ont évolué au cours du temps, elles ont leur histoire, certaines sont susceptibles mieux que d’autres d’éclairer ce qui fait le propos de la formation du psychanalyste.

2.   En arrière-plan, on trouve également la question de l’éducation comme telle, depuis les soins jusqu’aux formes les plus élevées de la culture. Paidea et Bildung sont à convoquer.
3.   La formation est fonction de la civilisation ; c’est dire si l’enquête historique est vaste.

D.  De la formation à la « transformation »




La question de la formation est toujours plus subtile quand sa fin n’est pas seulement d’obtenir l’acquisition de savoirs, mais aussi l’apparition de certaines conditions subjectives, une transformation de l’être du sujet. Cela se présente aussi bien quand il s’agit du psychanalyste que de l’opérateur religieux, le prêtre, ou encore du magicien, du sorcier.
Il convient aussi d’inclure la formation à la sagesse, aussi bien dans ses formes antiques, gréco-romaines, que dans ses modalités orientales. Il y a par exemple une formation Zen, ascèse dirigée par un maître, et il s’agit essentiellement d’obtenir une transformation subjective, sans transmission d’aucun savoir spécialisé (sous le signe de S1, le bâton, non de S2).

E.  Le point de fuite

On distinguera toujours, dans la formation, contenus épistémiques et mutation « psychique ». Lorsqu’une





formation exige la mutation psychique, elle comporte un point de fuite.

Il y a les  formations à point de fuite, il y a les formations sans. La transmission épistémique est vérifiable par des examens, des épreuves standardisées, tandis que la vérification des formations à point de fuite est plus problématique.

Même les formations ordinaires, voire les plus ordinaires, comportent toujours l’idée que la formation transmet une manière, un esprit, s’accomplit dans le surgissement d’une nouvelle nature de l’individu : être un « vrai » (x).

L’obtention d’une mutation psychique par formation suppose toujours la mise à distance des contenus épistémiques. C’est un grand topos de la tradition humaniste.

F.  Relisons Sénèque


Prenons la lettre 88 de Sénèque à Lucilius. « Tu désires, écrit-il à Lucilius, savoir ce que je pense des arts libéraux : ces arts doivent être nos études élémentaires et non nos vrais travaux. Tu sais bien pourquoi on les appelle études libérales : parce qu’elles ne sont pas indignes d’un homme  libre, mais alors à ce compte, la seule qui est vraiment libérale est celle qui le fait libre. C’est la sagesse, étude courageuse, généreuse, le reste n’est que petitesse et puérilité. »

Une note de mon édition précise que les arts libéraux ont pour Sénèque une définition plus étroite  que celle commune de son temps : ce sont pour lui les arts du raisonnement. Elle précise encore : « Le grammairien maître d’école est souvent un affranchi, voire un esclave, qui donne  un  enseignement libéral. » Elle signale fort heureusement : « Ces maîtres de petite origine passaient pour séduire souvent les garçonnets à eux confiés. Trouver un maître non pédéraste était un problème pour les familles. Dans leurs épitaphes, certains maîtres se prévalent d’avoir été chastes. Ils tenaient donc une école pour familles de distinction. »


Sénèque énumère dans cette longue lettre les arts et les sciences, pour les disqualifier au regard de la sagesse : « Tous ces savoirs que tu peux apprendre, Lucilius, ne comptent pas au regard de ce qui vaut seul vraiment, l’acquisition de la sagesse, et savoir distinguer le bien et le mal, et se tenir comme il faut dans la vie. »


Sénèque dit alors une très belle phrase, qui inspire la problématique humaniste, et dont on retrouve le paradoxe dans les énoncés de Lacan sur la formation analytique : « Tous ces savoirs, il faut non les apprendre, mais les avoir appris. » C’est une condition préalable. C’est toujours au passé, comme on dit toujours des classiques, qu’on les relit, jamais qu’on les lit. C’est une activité sans première fois ; la formation qui vaut commence toujours après. L’apprentissage n’est pas la formation ; il  la précède ; la formation vraie consiste toujours à savoir « ignorer ce qu’(on) sait » 1.

La formation a toujours pour but une perfection ; la formation stoïcienne a pour but la perfection de l’âme : « L’unique chose qui puisse conduire l’âme à la perfection, c’est l’immuable science du bien et du mal. Or, nul autre art n’a la recherche des biens et des maux pour objet, sinon la philosophie entendue comme sagesse. »

Le rejet de tous les savoirs au regard de la sagesse n’est pas un scepticisme ; Sénèque ne rejette pas moins le savoir de ceux qui enseignent que le savoir n’est rien : « Relègue ce fatras dans le tas des choses inutiles qu’enseignent les arts libéraux. » Sénèque n’enseigne pas qu’il n’y a rien à savoir, mais que le savoir n’est rien en comparaison de la sagesse.


G.  La zone extime


Nous ne sommes pas ici dans des extravagances. Ce n’est pas ici une ces sagesses orientales dont on a bien du mal à ressaisir l’exact fonctionnement. C’est le mainstream de l’humanisme occidental, saisi dans la Rome impériale à un point la doctrine de la formation est déjà formalisée.

La même logique se retrouve dans la doctrine la mieux assentie de Lacan, qui met au centre de la formation de l’analyste sa propre analyse. C’est une zone défaillent les savoirs qu’on enseigne par la voie extérieure.

Pour situer les choses, traçons un cercle. Plaçons au centre un cercle plus petit représentant la zone extime, qui est celle de l’analyse, avec son terme, dit passe.

Sur son pourtour, inscrivons les savoirs qui sont susceptibles d’être acquis par les moyens ordinaires.

Parmi les savoirs périphériques à la zone extime, il y a aussi bien « les sciences affines » que le savoir



1

LACAN J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 349.